"-Voici mon secret. Il est très simple. On ne voit bien qu'avec le coeur; l'essentiel est invisible pour les yeux. Les Hommes ont oublié cette vérité (...). Mais tu ne dois pas oublier: tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé."

Antoine de St Exupery

lundi 23 février 2015

Le mythe du cheval jaloux

Je vois souvent sur les forums ou sur les réseaux sociaux (ouais Facebook quoi...) des questions (dans le meilleurs des cas) ou affirmations (ça c'est dans le pire des cas) concernant la jalousie chez les chevaux: jalousie d'un cheval qui repousse ses copains de pré lorsque Dieu (pardon... l'humain) vient rendre une petite visite, possessivité (ouuuuuuh le vilain cheval qui veut pas qu'un "copain" s'approche de SON humain - moi j'ai toujours dit qu'en matière de bouffe, c'est chacun pour sa gu**le...), mais aussi des trucs à base de "mon chwal et moi on a trop de compliciteeeey, il aime que moi"... 

Bref, il y a là dedans un sacré embrouillamini (j'ai découvert ce mot à 10 ans et j'ai toujours rêver de le replacer dans une phrase sans jamais y parvenir... ça y'est je peux mourir tranquille) qu'on va tenter de démêler ensemble... Pour ça, je vais essayer de faire structuré en reprenant un par un les concepts qui permettent de comprendre.


1) Comment s'organise la hiérarchie chez les chevaux?
Contrairement à une idée assez fréquemment véhiculée (on a d'ailleurs longtemps cru ça avant que des travaux soient réalisés et démontrent le contraire), il n'existe pas chez les chevaux de hiérarchie de type pyramidale.
Structure hiérarchique type pyramidale ou linéaire
Dans une hiérarchie pyramidale, un individu A (le patron en quelque sorte) est dominant sur les individus B et C (les cadres) eux mêmes dominants sur les individus D E F et G (les sous-mer... employés, pardon). Dans ce type de hiérarchie linéaire, l'individu A est automatiquement dominant sur les individus D E F et G. T'as bien compris? Bon ba oublie parce que chez les chevaux c'est pas ça... 

Les chevaux sont des êtres très très sociaux. Il interagissent en permanence les uns avec les autres par différents moyens. La structure hiérarchique du groupe est une hiérarchie en réseau. Les recherches ont révélé un concept clé: il n'y a pas UNE hiérarchie mais DES situations de dominance. Pourquoi c'est une idée primordiale a bien intégrer pour comprendre comment fonctionne le groupe? Car ça signifie que la hiérarchie peut évoluer en fonction des situations et qu'elle ne s'étudie pas en prenant le groupe dans son ensemble avec un individu qui serait le chef (ce qu'on appellerait l'étalon Alpha). 


Autrement dit, on n'étudie pas une hiérarchie de groupe (ça n'existe pas) mais:
- une situation de dominance 
- dans un contexte précis 
- et uniquement entre deux individus.

Je te donne un exemple, ça parle mieux...
Contexte: Tornado chasse Blondie au moment de la distribution du foin.
Individus: Tornado (individu A) et Blondie (individu B)
Situation de dominance: Individu A dominant sur individu B
Voila comment j'analyse cette situation: Lors de la distribution de foin, l'individu A est dominant sur l'individu B.

Deuxième exemple:
Contexte: Tornado chasse Blondie et Mistral au moment de la distribution du foin.
Individus: Tornado (individu A), Blondie (individu B) et Mistral (individu C)
Situation de dominance: Individu A dominant sur individu B. Individu A dominant sur individu C.
Analyse: Lors de la distribution de foin, l'individu A est dominant sur les individus B et C.

Troisième exemple:
Contexte: Tornado chasse Blondie lors de la distribution du foin. Blondie se rabat sur un autre tas de foin et chasse Mistral qui s'approche. Mistral se dirige vers le premier tas de foin et chasse Tornado pour lui piquer sa bouffe.
Individus: Tornado (individu A), Blondie (individu B) et Mistral (individu C)
Situation de dominance: Individu A dominant sur individu B. Individu B dominant sur individu C. Individu C dominant sur individu A.
Analyse: Lors de la distribution de foin, l'individu A est dominant sur l'individu B qui est lui même dominant sur l'individu C. L'individu C est dominant sur l'individu A.

Et tout en sachant que ces situations de dominance peuvent être totalement différentes pour d'autres activités (se rendre au point d'eau, accéder à l'abri...). Il y a autant de situations de dominance qu'il y a d'opportunités.

Une petite précision cependant: à l'état sauvage, quand un groupe ne subit pas de modifications au niveau des individus, les relations de dominance établies changent très peu.

2) C'est quoi une opportunité?
Une opportunité au sens du cheval (comme au nôtre) c'est quand un truc lui apparaît vachement bien et qu'il aimerait vraiment en profiter. Il y a des opportunités qui sont les mêmes pour tous les chevaux ou presque; ce sont généralement celles qui correspondent aux besoins vitaux: manger, boire, se protéger (=accéder à l'abri). 

Il y a également une notion de rareté qui va avec celle d'opportunité. Ce qui n'est pas rare (donc précieux) pourra ne pas constituer une opportunité. Par exemple, lorsque les chevaux disposent d'un abri un peu trop petit et qu'il fait un soleil de plomb, l'abri va apparaitre comme une vraie opportunité. Par contre, s'ils n'ont pas d'abri mais de grands arbres qui procurent une zone d'ombre bien supérieure à celle dont ils ont besoin, alors cette zone d'ombre constituera une opportunité moins précieuse. Il y aura toujours situation de dominance (car elle existe dans toutes les situations) mais elle sera moins visible que lorsqu'on se trouve en présence d'une opportunité très recherchée. Plus l'opportunité sera rare, plus elle sera précieuse et plus la situation de dominance sera visible et observable.

Ce qui constitue une vraie bonne opportunité peut aussi varier selon le contexte... Un cheval qui vit au pré en permanence ne verra pas forcément un changement de parcelle comme une super opportunité de la mort qui tue. Ce sera bien différent pour le cheval qu'on met au pré alors qu'il vit 20H/24 au box.

3) Un cheval peut-il être jaloux? 
Au vu des connaissances actuelles, on ne peut pas affirmer que la jalousie existe chez le cheval (chez les animaux de manière générale). La jalousie suppose une notion de possessivité (désolée mesdames). On est jaloux parce que l'autre semble nous échapper et il semble nous échapper parce qu'on a "l'impression" qu'il nous appartient, que nous le possédons. L'autre... C'est la notion clé. Pour être jaloux, il faut déjà avoir conscience que l'autre existe donc avoir conscience de notre propre conscience (le fameux "Je pense donc je suis" de Descartes) et être en mesure de ramener l'autre au rang d'objet que l'on peut contrôler.  

Or les animaux n'ont pas conscience d'avoir une conscience. Ils ne s'auto-identifient pas comme individus dotés d'une conscience et donc d'une pensée (on le voit par exemple au cheval qui a peur de son propre reflet dans le miroir parce qu'il n'est pas en mesure de comprendre que ce reflet... c'est lui-même). Les animaux n'ont pas conscience d'être tout simplement. Donc ils n'ont pas non plus conscience que "l'Autre" existe. Et s'ils n'ont pas conscience que l'Autre existe alors ils ne peuvent pas avoir idée de mettre en oeuvre des tactiques destinées à le contrôler. 

Donc au sens purement psychologique et philosophique du terme, non un cheval ne peut pas être jaloux.

4) Alors pourquoi que mon canasson il est jaloux quand je m'occupe d'un autre?
Nous autres, humains, nous interprétons le comportement du cheval qui empêche un congénère de s'approcher de nous comme étant de la jalousie. Mais ce n'est pas du tout le cas.

Le cheval nous perçoit simplement comme étant une bonne opportunité (parce qu'on distribue papouilles et friandises) et veut donc se garder cette bonne opportunité pour lui. Il va donc repousser les individus qui tentent de lui voler cette opportunité.

Là aussi, ce n'est pas parce que le cheval vire "tous" les autres chevaux et "tous" les autres humains qui s'approcheraient de nous que ça fait de lui un dominant qui aurait l'ascendance sur TOUS les autres individus. Encore une fois, la notion de dominance ne s'étudie qu'entre deux individus à un instant T. Même si jusqu'alors dans ce contexte bien précis mon cheval a été dominant sur chacun des autres individus, ça ne veut pas dire qu'il le sera automatiquement sur l'ensemble des individus qui s'approchera de moi. Il se peut très bien qu'un jour un individu humain ou équin s'approche de moi et que dans CE contexte précis, avec ces individus précis et à cet instant précis, mon cher cheval se retrouve... dominé par l'autre individu.

5) Alors mon gentil chwal est en fait un gros ingrat opportuniste. Mon monde s'effondre...
Oui et non. Oui ton mignon Perceval est un opportuniste de première. Mais ça ne veut pas dire que c'est juste une vieille carne sans coeur (quoi que...). Il existe chez les chevaux une notion d'amitié. Deux chevaux "copains" vont avoir tendance à brouter épaule contre épaule ou à s'offrir des temps de grooming (=des gratouilles mutuelles). Des travaux d'éthologues tendent à montrer qu'un cheval reconnait et différencie extrêmement bien chaque individu (humain, équin ou même d'une autre espèce animale comme les chèvres, les chiens...). A partir de là, il est capable d'avoir une "préférence" pour un individu plutôt qu'un autre en ce qui concerne les moments "plaisir" comme le fameux grooming. 
Ca ne veut pas dire qu'il n'y a pas de situation de dominance entre ces deux individus pour chacune des situations de la vie courante et le gentil Mistral peut très bien virer très franchement le gros Poly au moment de la distribution du foin alors qu'ils se gratouillaient mutuellement 5 minutes avant.
Et puis dans le quart d'heure qui suit, on les verra peut-être brouter ensemble l'air de rien...

Il est donc tout à fait possible, en théorie (pour ma part, je pense qu'il est impossible de devenir pote avec son cheval au sens équin du terme "amitié" et que ce n'est de toute façon pas une bonne chose pour plein de raisons que j'exposerai peut-être un jour, mais soit passons...), d'établir une relation d'amitié avec son cheval (même si les études faites à ce sujet tendent à prouver que c'est difficile, le cheval ne perçoit pas un humain comme étant un autre cheval) mais cela passera plutôt par des moments de grooming que par la distribution de carottes par exemple. Un bisou, une léchouille de la part d'un cheval ne démontre pas du tout une preuve d'amitié (les chevaux entre eux ne se lèchent pas). Pas plus que le cheval qui sort spontanément du groupe pour venir voir son humain (il cherche simplement l'opportunité). Pas plus encore que le cheval qui va se coucher au sol sur demande ou sauter des obstacles (il cherche l'opportunité aussi: la récompense/friandise/félicitation/tranquillité).

Attention à ne pas confondre différentes notions assez proches:
- dominant: c'est celui qui est prioritaire pour l'accès aux biens
- chef: c'est celui qui dirige les activités des autres
- leader: c'est celui que les autres imitent parce que ses comportements sont pertinents

Il semble que le rôle de chef n'existe pas chez les chevaux (Conférence de JC Barrey à Dijon en 2004). Le cheval est un être naturellement égocentrique; il est motivé uniquement par ses propres "envies". Si les autres le suivent, c'est par imitation ou opportunisme, c'est tout.

Les statuts de leader et de dominant ne se retrouvent que rarement chez le même cheval. Le leader est rarement dominant, au contraire: il trouve les ressources ou les opportunités et se fait souvent repousser par un dominant qui profite de ce qui a été trouvé. 

Je n'ai pas cité ici mes références bibliographiques et c'est un tord mais j'avoue que je ne les retrouve pas. J'invite néanmoins ceux que ça intéresse à se tourner vers les travaux de JC Barrey qui a fait pas mal de recherches super intéressantes en éthologie équine, éthologie humaine et éthologie générale. Certaines choses sont peut-être un peu dépassées (l'essentiel de ses recherches commence à dater un peu: 1972-2011) mais certaines choses, notamment dans ses travaux plus récents, sont toujours d'actualité.
Pour vérifier que je ne raconte pas que des bêtises, voici le lien du site de Sara Picaud, que j'ai trouvé un peu par hasard en fouillant sur le net et qui reprend dans les grandes lignes certaines idées que j'ai pu évoquer dans ce (long) article. 
Il y a également le livre de l'excellente et très sympathique Hélène Roche, "Comportements et postures" qui permet d'apprendre à décoder les attitudes de son cheval.
En vidéo, vous avez également le documentaire "Un autre regard" d'Olivier Hennegrave qui traite de la relation entre le cheval et les autres espèces (dont l'humain) qui est intéressant.

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